L’architecture brutaliste dans le Grand Paris : histoire, héritage et perspectives
- jean-francois Naturel
- 21 mai
- 7 min de lecture

Architecture brutaliste Paris : introduction
Énigmatique, massive et rugueuse, l’architecture brutaliste ne laisse personne indifférent. Souvent construite de simple béton brut, elle modèle les paysages urbains avec des formes audacieuses à la fois géométriques et monumentales. Dans le Grand Paris, ce style architectural a façonné de nombreux quartiers à partir des années 1950, au gré des grands projets d’aménagement et des utopies modernistes.
Souvent décrié pour son apparente froideur et pour sa laideur, le brutalisme est aujourd’hui redécouvert, parfois apprécié et même protégé par les défenseurs d'une certaine forme de patrimoine bâti, celui du XXème siècle. Bien documenté, souvent photographié, il est désormais regardé comme un patrimoine architectural à part entière, témoin d’une époque où la reconstruction pouvait s'accompagner d’innovation.
En tant que photographe du Grand Paris, je suis fasciné par cette architecture brutaliste aux lignes âpres, aux textures brutes. J'aime photographier ces ambiances urbaines que cette architecture brut distille dans le paysage urbain. C'est ainsi que vous trouverez sur mon site quelques galeries dédiées à cette architecture ainsi que de nombreuses publications sur ma page Instagram @grandparisjef.
Dans cet article, je vous propose d'explorer avec moi l’architecture brutaliste de Paris et du Grand Paris : son histoire, quelques lieux emblématiques, sa relation naturelle avec la photographie, et les enjeux de sa préservation.
I. Aux origines du brutalisme
Le terme « brutalisme » vient de l’expression française béton brut, utilisée par Le Corbusier pour désigner le matériau phare de ses constructions, à l'exemple de la Cité Radieuse à Marseille. Mais, c’est au Royaume-Uni, dans les années 1950, que le mouvement prend son nom et sa forme contemporaine, avec des architectes comme Alison et Peter Smithson, qui ont véritablement conceptualisé ce style, à travers des bâtiments aux finitions abruptes sans aucune ambition de raffinement. L'idée n'est pas de plaire mais de fournir un habitat facile à construire et fonctionnel.

En France, le brutalisme se développe à partir des années 1950, dans un contexte de reconstruction d’après-guerre, de croissance démographique et d’industrialisation. L’État construit tous azimuts de l'habitat collectif, des équipements publics et des cités universitaires. Le béton est économique, rapide à couler, et se prête aux expérimentations les plus audacieuses. On peut donc construire vite et dans une certaine liberté pour l'architecte, proche du maçon ici.
Le brutalisme devient le symbole d’une vision sociale de l'architecture : loger massivement, éduquer, soigner. C’est une architecture engagée, utilitaire, militante, expressive et directe, fière de ses matières, de ses structures, de ses lignes et de sa fonction sociale.
II. Le brutalisme dans le Grand Paris : quelques lieux emblématiques
Le Grand Paris concentre une incroyable diversité de constructions brutalistes. Si Paris intramuros en compte quelques-unes, c’est surtout dans la petite couronne (le Grand Paris aujourd'hui) que ce style s’exprime avec force, souvent à grande échelle.
Les Choux de Créteil : l'utopie sociale en béton
C'est l’un des ensembles les plus célèbres du Grand Paris, les Choux de Créteil, dus à l'architecte Gérard Grandval, ont été construits entre 1969 et 1974. Leur nom vient des balcons en forme de pétales ou de feuilles, qui s’accrochent autour des tours cylindriques comme une végétation de béton brut. Pour la petite histoire, le territoire sur lequel il a été construit abritait une usine de fabrication... de choux!

Il fallait innover : casser la verticalité trop stricte des barres classiques et réunir en une forme de lien la nature et le béton dans un geste architectural audacieux. Ces tours deviennent alors des habitations hybrides entre l'arbre et la tour urbaine d'inspiration moderniste.
Longtemps moquées, encore souvent détestées de nos jours, elles font aujourd’hui l’objet d’une revalorisation patrimoniale. Pour le photographe quel terrain de jeu que ces icônes du brutalisme poétique.
Les Tours Aillaud à Nanterre : de l’art total et contesté en banlieue
À deux pas du quartier d’affaires de La Défense, les Tours Aillaud , également appelées “Tours Nuages” ne passent pas inaperçues. Conçues par Émile Aillaud et décorées par Fabio Rieti, ces tours, dont certaines dépassent les 30 étages, aux formes arrondies sont recouvertes de fresques représentant des nuages, des ciels, des dégradés. Son concepteur souhaitait que l'on puisse "habiter poétiquement les lieux". Pour être franc, la poésie a un peu disparue aujourd'hui...
À travers ce projet architectural massif, il s’agissait de créer un univers singulier, un paysage onirique de béton et de mosaïques où l’habitant pourrait s'approprier son lieu de vie en "poète". Le béton est domestiqué par la courbe, animé par les couleurs. Cela n'a pas empêché l'ancien Président de la république Valéry Giscard d'Estaing de s'exprimer « Quelle horreur!" en les découvrant. Et il est vrai qu'elles n'ont jamais fait l’unanimité. Il a même été question de les démolir. Mais c'était sans compter sur les défenseurs du patrimoine du XXème siècle. Aujourd'hui elles sont sauvées, à la fois de la démolition et de la spéculation financière et elles sont en cours de rénovation.
Pour le photographe, ces tours offrent un défi passionnant : comment restituer l’échelle, le foisonnement, la tension entre l'abstraction et l'habitat ? À chaque angle, une nouvelle interprétation. Mais c'est souvent dans les détails que cette architecture révèle toute son étrangeté radicale et là c'est un régal pour le photographe minimaliste.
Les “Camemberts” de Noisy-le-Grand, science-fiction en Seine-Saint-Denis
Dans le quartier du Pavé Neuf à Noisy-le-Grand, on trouve un étrange ensemble de logements sociaux en forme de disques empilés. Surnommés “les Camemberts” par les habitants, ces bâtiments circulaires sont à la fois lunaires et futuristes.
Cette construction très originale, c'est rarement le cas dans l’habitat collectif, est due à l'architecte Manuel Nunez Yanowski. Elle pousse les lieux vers la science-fiction, vers une sorte de conquête spatiale immobile. C’est une création artistique, la conception mentale d'un quartier qui a tout d'un décor de film. Le tout forme un lieu étonnamment silencieux, avec un côté "agora gréco-futuriste".
Ce type d’architecture rare en Seine-Saint-Denis invite presque à la réflexion. Elle fascine, dérange parfois par son aspect monumental un peu écrasant et souvent elle déroute. Et c’est là tout son pouvoir de fascination.
Le Palacio d’Abraxas, le théâtre (inquiétant) du béton
Impossible de parler de brutalisme visionnaire sans évoquer le Palacio d’Abraxas, œuvre du catalan Ricardo Bofill, construite à la fin des années 1970. Situé à Noisy-le-Grand, il forme un ensemble monumental inspiré de l’Antiquité et du théâtre baroque — mais en béton.
Toutefois attention, l'endroit est aujourd’hui dangereux et son aspect carcéral est assez angoissant
Colonnes gigantesques, symétries écrasantes, escaliers monumentaux, patios fermés : le tout forme une “cité” close, presque inquiétante. Le lieu a d’ailleurs servi de décor à des films comme Brazil ou Hunger Games, renforçant encore son aspect dystopique. C'est clairement un lieu que l'on est content d'avoir vu (il y a des visites guidées organisées par des habitants du quartier!) et que l'on est content de quitter.
Ici, le brutalisme s’érige en fiction, en série Netflix. Il nous raconte une histoire, fait de la politique. Pour le photographe, si le lieu est esthétique à sa manière, il est difficile d'obtenir autre chose que du massif et du lourd et d'échapper à ce décor futuriste et angoissant. Sans trop savoir pourquoi j'ai pensé au 1984 de Georges Orwell. Je dois avouer que je ne suis pas fan ni du lieu ni de l'architecture qui me semble manquer sérieusement d'humanité, ce qui rappelons-le n'est pas la vocation première de l'architecture sociale.
III. Photographie et brutalisme : une rencontre naturelle
Si le brutalisme attire autant les photographes professionnels ou amateurs, c'est sans doute parce que cette architecture offre un formidable terrain de jeu photographique, à la fois simple et graphique avec des structures, des formes et des perspectives aisément déchiffrables.
Le béton brut révèle, à certaines heures du jour, des contrastes de lumière saisissants. Les volumes anguleux génèrent des ombres dures, des rythmes répétitifs, des compositions géométriques naturelles. L’absence de décoration permet de focaliser le regard sur les formes pures, les textures, les détails structurels et ainsi de mettre en valeur les lignes. De plus, c'est très intéressant du point de vue photographique d'explorer les perspectives fuyantes, et de jouer avec la lumière naturelle sur le béton. C'est surprenant de voir à quel point le béton brut peut être « souple » selon la lumière et malgré l’échelle monumentale des lieux.

Photographier l'architecture brutaliste, c’est participer à une histoire de l'art presque et faire acte de création artistique. La poésie ne se trouve pas que chez les poètes.
IV. Le brutalisme aujourd’hui : entre préservation et disparition
Aujourd’hui, de nombreux bâtiments brutalistes sont menacés. Victimes de leur image négative, de leur vieillissement et d'une vétusté souvent difficile à vivre pour ses habitants, ils sont souvent perçus comme faisant tache dans la ville contemporaine. Mal compris, ou victime de la spéculation immobilière, ils sont rénovés à la va-vite ou purement démolis.
C’est le cas de certaines parties des Damiers à Courbevoie, ou de logements sociaux "réhabilités" brutalement (un comble!) et dans le mépris de leur architecture originale.
Pourtant, des voix s’élèvent pour défendre ces constructions, à travers des associations, des architectes du patrimoine, des collectifs d’artistes ou de riverains.

On note un vrai regain d'intérêt pour ces bâtiments souvent méprisés, et beaucoup d'efforts sont faits, notamment du côté des associations de défense du patrimoine et des habitants de ces lieux pour changer notre regard sur cette architecture brutaliste.
Conclusion
L’architecture brutaliste du Grand Paris est un patrimoine singulier, à la fois historique et social, politique et esthétique. Elle incarne une époque de foi en la modernité, une vision ambitieuse, souvent utopique. Longtemps négligée, elle revient aujourd’hui dans le regard des photographes, des architectes, des artistes...et des habitants, car oui certains de ces lieux sont recherchés!
À travers mes galeries photo consacrées à l'architecture brutaliste, je souhaite transmettre un peu de la beauté singulière de ces géants de béton fragiles, de leur force esthétique et de leur étrangeté aussi. J’espère vous donner envie d'aller voir sur place et de participer à la redécouverte de cette architecture puissante, belle, fonctionnelle et artistique.
Cet article de blog n'est que le premier d'une série que j'entends développer, tant le sujet est riche de perspectives pour le photographe d'architecture urbaine que je suis.
N’hésitez pas à me suggérer d’autres lieux à explorer ou à partager vos impressions en commentaire. Le brutalisme n’a pas dit son dernier mot.
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